Dans la presse (8)
Dans la presse (8)
Le Vif, Estelle Spoto (7/6/2018)
Le Soleil, éric Moreault (2/6/2015)
Le Soleil, Sophie Grenier-Héroux (30/5/2015)
Le Suricate magazine, Emilie Garcia Guillen (3/3/2015)
La Dépèche, Nicole Clodi (17/10/2014)
www.jeanjacquesdelfour.fr, Jean-Jacques Delfour (12/10/2014)
"My Dinner with André", quand le théâtre se met à table
Le Monde, Fabienne Darge (9/11/2005)

Il est assez vertigineux, ce Dinner with Andre qui nous plonge dans les abîmes pirandelliens de la vérité et du mensonge, de la réalité et du théâtre - de la réalité comme théâtre et du théâtre comme mensonge suprême seul capable de dire vraiment la vérité du monde. Il emboîte ses différents plans pour une magnifique réflexion sur l'amitié, l'échange, la représentation, le sens et la valeur de la vie et de l'art.

Pour comprendre pourquoi, il faut d'abord raconter l'histoire du spectacle. Au début de tout, à la fin des années 1970, il y a un "workshop" - comme on dit de l'autre côté de l'Atlantique - théâtral monté off Broadway à New York, où il fera un bide, par Wallace Shawn, comédien de théâtre et de cinéma et auteur dramatique fauché, et par Andre Gregory, metteur en scène à succès. Les deux hommes se mettent en scène eux-mêmes, dans une longue conversation autour d'une table de restaurant, comme deux amis travaillant dans le milieu de l'art se retrouvant après dix ans où ils se sont perdus de vue.

Cuisiner "pour de vrai"

C'est ce workshop théâtral qui devient en 1981 un film de Louis Malle (sorti en France en 1983) où Wallace Shawn et Andre Gregory jouent eux-mêmes leur propre rôle: une fiction gorgée de documentaire, qui interroge les relations entre le réel et ses représentations. Et entre le théâtre et le cinéma. Aujourd'hui, sur la petite scène du théâtre de la Bastille, à Paris, les choses se corsent encore: My Dinner with André redevient une pièce de théâtre, inspirée du film, interprétée - en français - par deux remarquables comédiens flamands appartenant chacun à une de ces compagnies belges, de Koe et Tg STAN, qui ont mené ces dernières années une démarche novatrice sur les codes de la représentation théâtrale. Sur cette scène, ce que vous verrez d'abord, c'est la cuisine: une cuisine de restaurant chic, dans laquelle sera préparé, en direct devant vous, spectateurs, le dîner.

Vous en aurez les odeurs et tout le cérémonial - lequel a à voir avec celui du théâtre. Et tout le poids de réel que cela représente, de cuisiner "pour de vrai" sur la scène, plutôt que de faire semblant. Les deux hommes s'assiéront à la petite table ronde nappée de blanc, dressée sur le devant de la scène. Et pendant trois heures, ils parleront. De l'homme de théâtre polonais Jerzy Grotowski et de l'utilité des couvertures chauffantes, de l'art comme expérience ultime et de la première gorgée de café et autres plaisirs minuscules.

C'est un de ces spectacles, rares, qui mêlent leurs différents niveaux avec un brio réjouissant: car My Dinner with André est d'abord une comédie se jouant entre deux personnages - en apparence - opposés, leurs failles, leurs ridicules, leur manière, touchante et drôle, de se débrouiller avec la vie. Et avec l'art. Comme disait Ingmar Bergman dans Sonate d'automne: "dans mon art, j'ai réussi à vivre. Mais pas dans ma vie". Une histoire d'amitié, faite, comme toutes ces histoires-là, de jalousies, de frustrations, d'incompréhensions, de retrouvailles. La relation entre un artiste fauché et un créateur installé, aussi.

Un spectacle à valeur de manifeste

Mais cette comédie, que Damiaan De Schrijver et Peter Van den Eede jouent comme telle, avec toute la truculence et la drôlerie nécessaires, prend une tout autre dimension par les mises en abîme qu'elle opère en permanence, interrogeant la manière dont chacun peut ou veut se voir dans le regard de l'autre, fouillant les notions de rôle, de personne et de personnage. D'autant plus que ces deux comédiens-là brouillent les pistes, entrant et sortant de leur personnage comme dans un moulin, s'adressant directement aux spectateurs comme aux convives du restaurant, etc. Tout cela fait de ce Dinner with André le spectacle le plus stimulant de cet automne théâtral. Un spectacle qui a valeur de manifeste, puisqu'il montre par des moyens purement théâtraux comment le théâtre perd sa vitalité aussi bien quand il s'éloigne de la vie que quand il se contente de l'imiter. Un pur régal, qui confirme au passage que les Flamands du Tg STAN sont bien une des troupes les plus passionnantes et inventives d'aujourd'hui.